Une invention Québécoise contre la fatigue au volant

PHILIPPE MERCURE
LA PRESSE

La fatigue au volant tue des dizaines de Québécois et en blesse des milliers d’autres chaque année. Pour tenter d’enrayer le fléau, un chercheur de l’Université Laval et un investisseur technologique se sont associés pour développer une invention. L’idée : utiliser la fameuse lumière bleue qui mine notre sommeil quand on regarde des écrans avant d’aller au lit pour stimuler la vigilance des conducteurs.

VOIR LA VIE EN BLEU

L’appareil ressemble un peu à un téléphone intelligent ou à un navigateur GPS. La différence est qu’il n’affiche ni texte, ni carte, ni image. Tout ce que l’écran diffuse est une lumière bleue. La couleur n’a pas été choisie pour sa beauté, mais parce que la lumière bleue stimule notre horloge biologique en supprimant la sécrétion de mélatonine, appelée «hormone du sommeil». «Si on s’expose à la lumière bleue pendant plus d’une demi-heure, on devrait rester stimulé pour une période d’environ deux heures», dit Jacques Dénommée, président de l’entreprise Chronophotonix, derrière l’invention.
L’appareil, baptisé Bluewake, s’installe dans la voiture avec un support comme pour un navigateur GPS ou un téléphone intelligent. Il découle des travaux du chercheur Marc Hébert, professeur et directeur du laboratoire d’électrophysiologie visuelle et de photobiologie à l’Université Laval.

À CONTRE-COURANT

Chronophotonix fait donc le pari qu’on peut tirer profit de l’éveil provoqué par la lumière bleue, un phénomène que d’autres tentent plutôt de combattre. Les experts sont en effet nombreux à nous dire que regarder Netflix sur une tablette électronique avant d’aller au lit peut miner le sommeil à cause de la lumière bleue émise par l’écran.

En 2017, la Ville de Montréal a aussi renoncé à remplacer tous les lampadaires de la ville par des diodes électroluminescentes qui émettent largement en lumière bleue, se rendant aux arguments des spécialistes qui craignaient des problèmes de santé publique.

L’idée qu’on puisse utiliser le mécanisme pour sauver des vies a séduit Jacques Dénommée, qui baignait auparavant dans l’industrie du capital de risque. Il a fait le saut pour se joindre à l’entreprise fondée par Marc Hébert.

Le projet a été soutenu financièrement par SOVAR, l’agence de valorisation de l’Université Laval, ainsi que par le Fonds Innovexport de Québec.

LE DANGER DE L’ÉBLOUISSEMENT

Placer une lumière bleue dans une voiture semble extrêmement simple. «La réalité est beaucoup plus complexe. Il ne faut pas augmenter le risque d’accident en créant un éblouissement», dit toutefois Jacques Dénommée. L’intensité de la lumière bleue doit ainsi être adaptée en fonction de la lumière qui règne dans le véhicule. Or, celle-ci dépend autant de la période du jour que de l’endroit où roule le conducteur – il fait plus noir la nuit dans le parc des Laurentides que sur l’autoroute Métropolitaine. C’est sans compter les lampadaires et les feux des autres véhicules qui font constamment fluctuer la quantité de lumière atteignant le conducteur.

Pour tenir compte de tous ces facteurs, le Bluewake est muni de deux capteurs qui mesurent la luminosité ambiante toutes les millisecondes. Le système ajuste ensuite en temps réel l’intensité de la lumière bleue émise. En passant le doigt devant l’un des capteurs, on voit d’ailleurs l’intensité de la lumière bleue baisser instantanément.

Le système tient aussi compte du fait que l’oeil s’ajuste naturellement à l’obscurité. «On doit avoir un peu d’intelligence à l’intérieur du système», explique Jacques Dénommée. L’appareil ne descend jamais sous le «seuil minimum d’efficacité biologique» calculé par le chercheur Marc Hébert afin de s’assurer que la lumière bleue stimule bel et bien l’horloge biologique du conducteur.

MODE TEST

Précisons tout de suite que l’appareil Bluewake n’est pas encore en vente. L’entreprise en a testé le principe sur une poignée de travailleurs de l’entreprise forestière AbitibiBowater (devenue depuis Produits forestiers Résolu). Les chercheurs Alexandre Sasseville et Marc Hébert ont exposé les travailleurs de nuit à la lumière bleue pendant leur quart de travail, puis leur ont fourni des lunettes spéciales qui bloquent cette même lumière bleue pendant le jour afin de favoriser leur sommeil. Ils ont montré que la vigilance des travailleurs s’était améliorée et que leur taux d’erreur au boulot était passé de 5,14% à 1,36%.

Les résultats ont été publiés dans la revue scientifique Progress in Neuro-Psychopharmacology and Biological Psychiatry. Chronophotonix vient de fabriquer une centaine d’exemplaires du Bluewake, qui seront remis à trois entreprises qui les testeront en profondeur. Premier marché visé : les entreprises qui comptent des employés appelés à manoeuvrer des véhicules la nuit, comme les camionneurs et les opérateurs de grue.

Les conducteurs de voiture comme monsieur et madame Tout-le-Monde? «En tant qu’entrepreneur, je ne peux pas ne pas penser au marché des particuliers, répond Jacques Dénommée. Ce n’est pas là qu’on commence, mais il va falloir que ce soit dans les bas de Noël de tout le monde un moment donné.»